Comment je suis devenu adulé
Tu persévères parfois pendant des années à essayer de faire ton trou dans un domaine, à essayer de devenir quelqu’un, d’être une pointure, d’être une référence, quelque chose de beau, quelque chose de grand, quelqu’un devant qui on retire son chapeau, quelqu’un qu’on salue d’une révérence à l’entrée des salons et à qui on offre la table dans les restaurants. Tu voulais devenir trader, écrivain, analyste finanicer, boucher, peintre, architecte, réalisateur, tu t’es donné sans compter. Et puis, un matin, au réveil, alors que le brouillard fume des cigares épais, tu découvres que la voie que tu avais choisie n’est pas celle où l’on te respecte, où tu es devenu quelqu’un, c’est ailleurs, dans les interstices de ta vie, dans les chemins de traverse que tu prends parfois la nuit, c’est là, que tu es devenu un homme, que ton talent est respecté, que ton oeuvre est aimée de par le monde. Tu soulages ton égo comme tu peux. Ca te fait du bien, ce nouveau respect qu’on te témoigne.
Ca peut prendre différentes formes. Pour beaucoup, c’est le top commentaire en-dessous des pages les plus suivies sur facebook. Le TOP COMMENTAIRE, c’est 5 ou 10 mille personnes qui ont aimé ton commentaire. Ten fucking thousand. Ton travail est adulé, tu es une célébrité de l’instant. Tu te réalises enfin, l’épanouissement personnel passe par là. L’accomplissement, enfin. Sur un commentaire plutôt que sur le travail et l’ambition de toute une vie. Mais l’accomplissement se trouve là où il se trouve. Ou alors ce sont 30 000 personnes qui s’abonnent à ton compte youtube où tu publies des vidéos de chats ivres ou de chameaux polyglotes. La reconnaissance.
La mienne est venue d’ailleurs. J’ai toujours aimé le cinéma. Avant, j’imprimais les fiche des films que je voyais, je les cotais, faisais un bref commentaire et je classais selon les genres dans une farde épaisse. Et puis Allociné est arrivé. Et aujourd’hui, je suis enfin devenu quelqu’un aux yeux du monde, j’ai atteint mon nirvana, ma vie de critique cinéma vient d’atteindre son apogée, je suis la première critique, celle tout en haut, celle la plus en vue, celle la mieux notée, la première quoi, pour Boyhood et Mommy. Après 470 critiques, enfin la reconnaissance. Halleluia. Je suis le roi du monde.* Gloire soit sur ceux qui m’ont porté aux nues. Je n’ai jamais cherché à être adulé mais aujourd’hui, je le suis, grâce à toi très cher mon lecteur.
Maintenant je traumatise les gens pour qu’ils votent pour moi, pour chacune de mes critiques, mon règne est à ce prix, je n’ai aucune intention de descendre de mon piédestal, si grandiose piédestal de la gloire.
* sur la proue d’un navire fictif, devant mon ordinateur