J’ai abandonné deux de mes enfants
Cher mes lecteurs, je dois vous faire un terrible aveu. J’ai abandonné deux de mes enfants. Mais pour bien comprendre tout cela, voici le début de l’histoire.
« Selon moi, la littérature souffre de plusieurs maux mais celui qui me dérange le plus, c’est son pédantisme. Je ne comprends pas pourquoi certains s’amusent à faire péter la littérature plus haut que son cul. Je ne parle pas des livres eux-mêmes, mais de tout ce qui tourne autour : ces salons pesants et feutrés où ça rigole en sourdine sur des blagues incompréhensibles, ces intellectuels qui écrivent des critiques littéraires à la seule vocation de continuer à se faire voir comme de véritables intellectuels, ces ambiances de papier-peint aux tons vert pomme, ces odeurs de verveine et de pot-pourri, ces visages gris, ces regards éteints. La périphérie de la littérature manque clairement de passion et si on la croise, la passion, la vraie, par hasard, dans ces couloirs à moquettes rouges et propres, on la fait passer pour de l’hystérie, là où il n’y a que la retenue et l’extase intellectuelle qui sont tolérées.
La littérature souffre également de quelques clichés bien sentis, qui reviennent sempiternellement dans ces interviews ennuyeuses et dans ces entretiens trop mous. Et parmi ces clichés, celui-ci, déjà lu cent fois : « Ce livre, c’est comme un enfant – dont j’ai du mal à me séparer – que je veux faire grandir – qui prend son envol sans moi. »
Vous comprenez peut-être mieux mon aveu désormais. Alors voici le contexte de cet abandon.
Il y a quelques jours, pour briser les chaines tenaces de l’anonymat, j’ai abandonné deux de mes enfants – de si jeunes enfants, ils ne savent pas encore marcher – sur deux places publiques, à Bruxelles. Près de la Maison communale et à Flagey. Dans des book boxes. Je n’ai pensé qu’à moi, je l’admets, qu’à tous ces lecteurs potentiels qui ne demandaient qu’à me découvrir. Je savais, en marchant, que ces livres-là – mes enfants ! – je ne les reverrais jamais. Je les abandonnais. Consciemment. Avec quelques remords. Mais je les abandonnais quand même. J’ai ouvert la porte vitrée de la boite, je les ai déposés, l’endroit était peu accueillant pourtant et leurs compagnons de cellule n’avaient guère bonne mine, mais j’ai refermé la porte et je ne me suis jamais retourné. Ce matin, un peu anxieux, je suis allé jeté un oeil. Ils n’étaient plus dans ces book boxes. Ils se trouvent dans des foyers confortables me suis-je rassuré. Ils voyagent. J’espère qu’ils ne feront jamais de mauvaise rencontre. Personne n’a encore retrouvé leur corps gisant près d’une bouche de métro. J’espère que je ne les reverrai jamais. Ou alors plus tard, beaucoup plus tard.
Quoi qu’il en soit, si vous les croisez, n’hésitez pas à me donner des nouvelles, ici ou sur le site bookcrossing.com, je les ai inscrits, ils sont estampillés d’un code. Ca apaisait ma conscience et ça multipliait les chances d’avoir de leurs nouvelles. Je suis un père poule.
Et pourtant, j’ai abandonné deux de mes enfants.