L’art est-il une damnation ?
Je lis le dernier roman de Paul Auster et cette question m’est apparue : la littérature, et peut-être peut-on étendre la réflexion à l’art, est-elle une damnation ? Le roman qui n’en est pas un mais qui s’apparente plutôt à une biographie du Burning Boy, revient sur la vie et l’œuvre de Stephen Crane, premier écrivain moderne américain, mort à 29 ans.
Il vécut sa très courte vie dans la plus grande pauvreté, vivant dans des taudis et se satisfaisant la plupart du temps d’à peine un repas par jour. Il passa son temps à écrire, avec une urgence constante, enchainant les projets de romans ou de nouvelles. Il connut la gloire. Une gloire qui ne parvint jamais à le débarrasser définitivement de la faim et de la misère.
Alors cette question a surgi, cette question qui prévaut pour tellement d’artistes, pour tellement d’auteurs, dont le travail n’a pas permis la gloire, la richesse, peut-être même pas la plus infime trace de reconnaissance. Qu’est-ce qui a poussé tous ces gens, ces milliers de vies à s’acharner dans la peinture, la musique, la littérature, le dessin (je crois que pour le cinéma et la sculpture ce sont des arts si spécifiques qu’on ne peut pas les continuer sans une forme de retour sur investissement) ?
Leurs œuvres ne leur apportaient rien, rien en regard du temps consacré. Ils n’ont pas trouvé de mécène. Ils consacraient donc du temps à une occupation, d’un point de vue purement capitaliste, en pure perte. Qu’est ce qui les pousse donc, tous ces gens ? Qu’est-ce qui explique cette obstination ? Qu’est-ce qui explique la mienne, d’obstination ? Je n’ai rien publié depuis 6 ans. Les éditeurs ne prennent même plus la peine de répondre aux manuscrits que je leur envoie. Mais pourtant je m’obstine, j’écris, je reprends, je corrige, je recommence et à chaque fois je re-soumets et j’espère. Avant que j’entame un nouveau projet, quelques mois plus tard. Pourquoi ? Est-ce une condamnation ? Une damnation ? Un ensorcellement ?
Un sacerdoce ?
L’obstination est le chemin de la réussite.
Charlie Chaplin
Je n’ai pas réponse générale pour l’entièreté des artistes qui s’obstinent malgré les échecs, malgré les insuccès. Malgré la misère, l’anonymat. Les douleurs et les déceptions. Mais je vais répondre pour moi.
Il y a une forme de destin auquel il me semble que je ne peux pas échapper. Qu’il mène à la gloire ou pas. Si je meurs dans l’anonymat littéraire, ma vie n’aura pas été moins pleine ou moins réussie. Mais il me semble que je dois à moi-même le devoir de persévérer. Je me dois l’obstination. On met des années à savoir ce que l’on veut, des années à devenir qui l’on est. Et désormais je ne peux plus échapper à ce destin que je crois être le mien. Je ne suis pas Stephen Crane, ma vie ne se limite pas à la littérature. Je ne me permets pas la faim et la misère. Je brade mon temps à survivre au-delà de 29 ans. Mais la littérature reste une (pré)occupation constante. Je n’ai pas choisi de vivre ma vie exclusivement à travers l’art. Mais désormais l’art filtre toute ma vie, tout ce que je fais, tout ce que je vois, tout ce que j’entends. La littérature est une épaisseur supplémentaire à l’existence purement animale qui est la nôtre. Et peut-être un jour, ce que je produis sans répit depuis 14 ans atteindra d’autres vies, organisera pour un instant la vie d’autres que moi, éclairera un morceau de vie, pendant un clignement de paupière, cela suffira, d’une nouvelle lumière.
L’art est-il une damnation ? Peut-être. Je n’ai pas choisi de naitre à l’art. Cela m’est apparu comme une évidence à 22 ans. Comme si, jamais, aucune autre vie n’était possible. Je n’ai pas choisi d’écrire, de devenir écrivain, de chercher le succès ou la gloire. Je me fous de la gloire. Mais j’ai choisi de suivre et d’accepter les signes d’un destin. J’ai donc capitulé, un peu effrayé, très exalté et j’ai succombé à une voie où j’espère un jour que mes œuvres connaitront le succès, forcément. Désormais, il me semble qu’aucune autre vie n’est possible. Parce que vivre la littérature, ce n’est pas limité à mes textes. C’est un mode de vie dont rien ne semble pouvoir m’écarter. Bien sûr, n’importe qui, dés lors qu’il s’engage dans une direction, espère que son travail ou ses qualités seront reconnues. Je ne suis pas prêt à me sacrifier pour mon art. Je suis simplement prêt à y consacrer le reste de ma vie.