Le guide de l’auteur parfait (dans une foire du livre)
Tu débarques, il est 8h42. Souvent, il pleut et il y a du vent. Tu traverses le blizzard en courant, tes cartons remplis de livres et tes panneaux en frigolite imaginés pour apater le chaland. Car, oui, le but, le seul, l’unique, c’est de te faire mordre à l’hameçon cher mon lecteur. Et tu cherches ta place. Tu disposes, plus ou moins vite. Tu t’assieds. Et que la fête commence !
Les foires du livre, c’est un monde miniature, violent, chaleureux, froid. C’est un monde rempli de criminels potentiels et de victimes consentantes naïves et parfois égarées.
1. Copain avec l’organisateur tu seras
Dans une foire du livre, tu as toujours les rues malfamées, les coupe-gorges où personne n’ose s’aventurer. Parce qu’il y fait froid. Parce que l’auteur te menace d’un regard agressif. Parce que personne ne s’aventure où personne ne s’aventure. Et parfois, c’est toi qui décores les rues dangereuses. Tu t’installes, et toi-même tu as peur de tes voisins d’infortune. Tu as peur de toi-même. Pourquoi regardes-tu si violemment ces gens qui balaient ta rangée malfamée où sont installés une demi-douzaine d’auteurs d’un regard discret. De loin. Toujours de loin. Bien sûr il y a le samu social des foires du livre, ceux qui viennent en aide aux plus démunis. A moins que ça ne soit l’inverse.
Tout le monde veut toujours être placé sur les artères commerçantes populaires. Au monopoly. A Hotel. Dans les foires du livre.
Faute de client, tu te précipites vers l’organisateur. Tu lui souris. Tu lui parles gentiment. Tu le flattes. « C’est un très bel évènement. » Tu le flattes. Et on te promet que tu quitteras les emplacements sociaux du livre, bientôt, très bientôt. L’année prochaine.
2. Tes voisins conscienceusement tu choisiras.
Un voisin auteur en foire du livre, c’est encore plus important qu’en avion, que dans le train ou sur les bancs de l’école ou de la fac. Parce que c’est sa technique de vente que tu entendras une vingtaine de fois sur la journée, avec les mêmes phrases d’accroche, les mêmes blagues, les mêmes réponses. Tu choisiras de préférence un auteur qui vise un autre public que toi, ça évite les querelles de clocher. Et puis, ton voisin c’est ton meilleur ami d’un jour, c’est celui à qui tu parles pendant que le chaland se presse ailleurs, c’est celui qui te fait rire aux larmes après avoir aperçu un chaland étrange, c’est celui qui te propose de pleurer sur son épaule quand tu réalises que tu n’as toujours rien vendu à 16h39, c’est celui avec lequel tu échangeras quelques bons plans.
Il y a aussi le voisin déprimant, celui qui vend à tour de bras et qui ne te laisse que les miettes de chalands déplumés. Tu finis la journée déprimé. Sans avoir vendu. Jusqu’à la prochaine fois. Pendant toute la foire, tu l’as vu faire, t’as noté ses techniques marketing, tu les as digérées, intégrées, peut-être même que tu les as personnalisées. Juste : pourvu qu’il soit loin de toi cette fois. Très loin. Au ski. A l’hopital. Au cimetière. Loin !
Il y a ces voisins-là. Le voisin idéal. Le voisin déprimant. Et puis il y a l’autre. Le vrai voisin. Celui qui racole tout qui s’arrête à ton stand. Celui qui tente à trente-deux reprises en moins d’une journée de te vendre son roman que tu ne veux décidément pas acheter. Celui qui ne finit pas de se plaindre de sa localisation. De la qualité du chaland. De la qualité du sandwich. Du travail de l’organisateur. Et c’est à cet instant que tu regrettes de ne pas avoir apporté un bouquin, n’importe quel bouquin. Même la Bible. Et tu te mets à lire le roman de ton autre voisin. Erreur. Pourquoi celui de ce voisin-là plutôt que le sien ? S’échapper. S’échapper. Creuser un trou, y mettre la tête. Et tu finis par lire ton propre bouquin.
3. Au chaland, tu parleras. Tu ne parleras pas. Enfin, si, tu parleras. Ou pas.
Tu attends. Assis. Debout. Assis. Debout. Tu te mets à tenir des statistiques sur la fréquentation de ton stand quand tu es assis. Puis debout. Tu regardes le chaland approcher, lentement, sur la pointe des pieds, il titille l’hameçon, il ne s’agit pas de mouliner trop vite ou il prend peur et s’échappe. Tu dis bonjour. Tu ne dis rien. Tu parles. Tu souris. Tu ne parles pas. Le chaland ne répond pas au bonjour. Parfois, le chaland est bougon. Le chaland s’effraie quand tu lui demandes ce qu’il aime lire. Tu tiens des statistiques. Tu attends une question. Tu attends une réflexion. Et parfois un chaland égaré se confie à toi : « Je cherche des livres sur les trains durant la première guerre mondiale. » « Stand 214, troisième à gauche après les livres sur les enfants terroristes, mangeurs de vampires. » Tu souris, tu attends. Et puis parfois tu parles tout seul, retourné et le chaland est en train de lire ton quatrième de couverture. Il ne fuit pas, certes. Le chaland toise l’hameçon. Mais il n’achètera pas. Le ver est dans l’hameçon, il l’a repéré. Et finalement, tu craques, hameçon ou pas, tu attrapes un chaland et tu lui parles de sa vie. L’homme est un animal social et la solitude te pèse parfois, au fond de ta cage, observé par des chalands pas très curieux. Et tu parles à ces vieilles femmes venues s’épancher. De l’argent, elles n’en ont pas. Des livres, elles n’en lisent pas. Autrefois, tu leur as demandé ce qu’elles faisaient là. Maintenant, tu délaisses l’hameçon et tu parles de leur chat et de cette bronchite qui s’éternise. Tu es dans un tel état que tout ça te passionne.
4. Un réchaud, des moufles et un bonnet tu prendras
Les foires du livre ont souvent lieu en hiver, au printemps, en automne. Quand il fait froid. Et les hangars froids et hauts et au fond desquels tu restes assis, et le froid te gagne par étage, tu perds d’abord tes doigts, puis tes orteils, enfin tes cuisses, tes bras. Le froid galope ton corps. Et quand un chaland passe, il s’arrête et tu trembles, et tu te frictionnes vigoureusement et le chaland prend peur d’être contaminé, d’autant plus si tu te trouves dans une zone coupe-gorge. Il y a plusieurs solutions. Les gants, les bonnets, les chaufferettes. Et puis l’ultime. L’alcool. Mais à partir du moment où tu avales la première gorgée, ta journée est terminée. Le chaland aime t’imaginer alcoolisé au fond de la nuit, à écrire un roman magnifié mais il t’espère le teint frais, l’haleine mentholée et l’œil vif avec un bagou de vendeur de carpettes quand il te fait face dans une foire du livre. Mais l’alcool, parfois, te sauve de tout. Même du vrai voisin.
5. Ta foire du livre patiemment tu choisiras.
Tu liras en détails la description de la foire à laquelle tu te rends. Parce que si tu te lèves à 8h30 un dimanche, que tu parcoures 98 kilomètres et que tu réalises qu’en face de ton stand, Marc Lévy, Guillaume Musso et Harlan Coben sont vendus à 0,59 €, le ciel (et les conseils de ton vrai voisin) tu maudiras.
6. Ta copine, ton chien, tes groupies, tes parents et ton petit cousin tu emmèneras
Tu les emmènes, tu leurs promets une journée riche en rencontres, en victuailles et en alcools. Et tu les places face à ton stand. Tu les assignes dans un rôle de figurant. Et miracle, le chaland se faufile et glisse un œil vers ton stand. Parce que le chaland aime un stand qui a du succès, il aime la foule, il aime être anonyme. Un de mes voisins absents avait inauguré une tactique surprenante. Il avait disposé ses romans et il était retourné chez lui. Ou au café. Il avait glissé un mot où il était écrit « Prenez ce que vous voulez. Et si vous le souhaitez, faites-moi un virement au n° de compte BE87 6985… ». Echec. Mais était-ce imputable à sa tactique innovante ou à la qualité (et la couverture) de ses ouvrages ? Nul ne pouvait le dire.
7. Tes ambitions de célibataire en monde chasseur, tu reverras
La foire du livre n’est pas l’endroit rêvé pour faire des rencontres. A moins que tu sois déviant. Ou déjà âgé. Je veux dire à la recherche d’une autre forme d’expérience ! L’image de la littérature sexy, le genre d’émulsion intellectuelle entre deux corps torrides qui se flattent l’esprit au fond d’un divan de velours avant de se gouter, éphèbes, à l’aurore, c’est sans doute davantage à Saint-Germain qu’à Marchiennes, un dimanche pluvieux de novembre. On taquine le mouchon en étang. Ce n’est pas de la pêche au gros en haute mer. Mais le jeu, c’est toujours de tenter de séduire le chaland. Le corps. Ou l’esprit. La foire du livre n’est qu’une forme de prositution platonique et tolérée.
8. De ton piedestal tu descendras
Si, par hasard, trop flatté par ton éditeur, ton entourage, ta copine, ta mère ou ta groupie, tu penses débarquer comme le prince des voleurs dans une foire du livre, avec des queues interminables devant ton stand où ton nom est écrit au feutre, alors ta première fois du livre risque d’être traumatisante. Le chaland dirait « ça te ramène les pieds sur terre. » Tu pourrais même avoir l’impression que tes pieds ont été coulés dans le béton avant qu’on te balance dans la Sambre. Tu te sens dépérir. Le chaland se charge toujours de remettre les ambitions naïves d’une première fois à leur place. Espérer, même un tout petit peu, c’est toujours trop. Parce que toi tu ne connais que la foire du livre de Bruxelles. Ou tu as vu Paris ou Francfort. A la télévision. Tu les avais pourtant vues, ces queues. Ces milliers de chalands, errant d’un stand à l’autre. Le traumatisme de la première fois dépassé (J’avais cumulé pour ma première fois, c’était la première édition dans la bibliothèque de Marcinelles, un samedi. Nous étions trois assis derrière le bureau du bibliothécaire. Douze chalands ont franchi la porte d’entrée. Et seulement trois se sont égarés jusqu’à nous), il se pourrait que tu souhaites y retourner, ayant tout oublié de ton dépucelage. Mais beaucoup ne se relèvent jamais de leur première fois. Alors, prends garde et surtout n’espère rien, que le pire, tu ne seras pas surpris !
9. De bonne humeur tu resteras
Parce qu’au final, t’y croises aussi des copains, des gens drôles, émouvants et tu « confies » tes romans à des chalands qui n’ont jamais entendu parler de toi et qui prennent le risque de s’endormir tout contre toi, plusieurs nuits.