Le jour où j’ai (re)découvert l’ennui
Avant-hier matin. Centre culturel d’Uccle. Il est 9h43 et je porte une valise de plus de 30 romans. Devant l’entrée du bâtiment, située face au parc Wolvendael, des feuilles orange s’envolent des arbres bruns, elles s’envolent mollement puis retombent et elles meurent et fondent sur les pavés situés face à l’entrée du centre culturel : deux fois je tombe à cause de ces feuilles orange fondues sur le trottoir. Je marche au milieu des allées de bouquins, je cherche une place, à vrai dire, je cherche après ma place. Dans ma valise, il y a des romans, trente exemplaires de mon premier roman, ça fait même pas une semaine qu’il est officiellement sorti et ce matin-là, je pose ma caisse sur une table blanche et je m’assieds sur une chaise tout aussi blanche, je suis coincé entre deux types qui ont publié chez le même éditeur que moi, je suis là, quand on rentre, je suis là-bas, tout au bout, dans le fond, à droite, dans le coin. On peut pas me rater. Alors je les dépose tous mes bouquins sur la table, je les place, il y en a partout sur la nappe sale, ils sont bleu, bleu et rouge, ça contraste sur le blanc : on peut pas les rater. Je sors un bic, c’est ce que les auteurs font d’habitude, ils sortent un bic parce que c’est la foire du livre belge de Bruxelles. Et ils dédicacent. Alors je le pose devant moi le bic. Il est 9h58. Je tourne le visage à gauche. Je tourne le visage à droite. Et ce dimanche-là, le 18 novembre, durant huit heures, j’ai redécouvert l’ennui.
Avant pourtant je le connaissais bien, je le croisais souvent aux sortie du collège, à attendre, l’ennui je le croisais tellement plus souvent, à 8 ans, quand on m’obligeait à jouer dehors, avec mon frère. Mais l’ennui ne pouvait pas être éternel, il fallait bien le distraire un peu l’ennui, pendant ces journées interminables où le soleil ne disparaissait jamais. De cet ennui de jeunesse tellement de choses sont nées. L’ennui n’est pas un ennemi, l’ennui n’est pas un trou noir qui aspire, l’ennui n’est ni dégradant ni honteux, l’ennui c’est juste un moment de rien, un moment de vide, un moment qui s’efface. Aujourd’hui, l’ennui est compliqué, introuvable, caché, il est si bien caché aujourd’hui l’ennui, loin derrière la télévision, loin derrière les smartphones, les jeux, les applications, les mails, facebook, twitter, les ordinateurs. Aujourd’hui on n’a plus le temps de s’ennuyer. L’ennui on le chasse, on lui fait un mauvais procès, on le dézingue de loin.
Alors, avant-hier, à cette foire du livre, j’ai bien croisé quelques types qui auraient aimé me sortir de l’ennui, des types qui me parlaient, de loin, d’un peu de tout, surtout de rien, j’ai bien tenté d’écouter les débats-entretiens, sur la scène centrale, au milieu de ce hangar à culture, comme ces gens presque mort, affalés sur une chaise grise, j’ai bien bu quelques bières spéciales, au milieu de ce bar vide, j’ai bien tenté quelques parades mais c’était peine perdue.
Huit heures à s’aplatir sur sa chaise ou à longer les quatre allées d’auteurs, je mentirais si je ne disais pas que certains ont rencontré le succès mais dans la section roman contemporain d’auteur inconnu, les gens ne font que passer, parfois ils vous glissent un mot s’ils aperçoivent trop de cet insupportable ennui sur ton visage. L’ennui n’était pourtant pas oppressant, pesant, imposant, non, il se glissait entre les discussions acharnées avec mes voisins d’infortune ou entre les gorgées de bière.
Ce week-end je n’ai rien vendu. Mais ce n’est pas grave parce que j’ai recroisé l’ennui.
Article publié le lendemain de la foire du livre belge de Uccle par l’Avenir – Bruxelles.