Le premier matin du monde

Voici un texte que j’ai écrit dans le cadre d’un concours de nouvelles, inspiré par cette illustration.

– Est-ce que tu as 5 minutes à m’accorder ? 6 si je souris ? Non. Bon. 3 minutes. C’est assez. Ce n’est jamais suffisant. Mais ça fera l’affaire. Mon prénom ? Tu n’as pas besoin de connaitre mon prénom. C’est inutile. 3 minutes et tu seras séduite. Dans 3 minutes, je serai ta vie. Je serai toute ta vie. Tu auras l’impression de n’avoir jamais connu personne d’autre que moi. Je serai ton présent, ton passé, ton futur. La vie n’aura plus aucun sens sans moi. Pardon ? Oui, je sais. Les 3 minutes ont commencé. Je ne gaspille rien, non. Ça commence toujours de la même manière. D’abord je t’inspire le dégout. Le rejet. Un peu de mépris. Ou de colère. Et puis tout se transforme et tout devient léger. Et ça fait comme des bulles de savon qui remontent au coin du coeur et qui éclatent. Et ça pétille jusqu’au bord des lèvres. Et alors ce sera comme le premier matin du monde. Tu ouvriras les fenêtres, la vieille Madame Papillon donnera à manger aux pigeons et les rues auront changé de couleur, ce sera pastel, oui c’est ça Pastel. Comme à Prague. Il y aura une brise venue du large, tu aimes les brises ? Et l’odeur, une odeur d’azalée ? Ou de jument au galop ? Tu sens ? Tu choisis. Va-s-y. Ferme les yeux. Et imagine. Ferme les yeux plus fort. Tu vois, sur tes paupières, des formes, des couleurs ? Ça pétille encore, je te l’avais dit. Partout des fleurs. Je sais, pas de fleurs. Pas encore. Mais pourtant tu ne pourras pas résister en les voyant. C’est une réaction chimique que tu ne peux pas combattre. Personne n’est unique. C’est chimique. Les fleurs. Et l’effet des mots qui hypnotisent. Ferme les yeux encore. Tu es dehors. Tu marches, tu flottes, c’est cotonneux. Il commence à pleuvoir, c’est une pluie chaude d’été. Tout autour de toi, il y a des hommes qui parlent une langue que tu n’as jamais entendue. Ils t’observent, ils sourient. Ils ont l’air satisfait, ils ont l’air serein. Tu les comprends, tu ne sais pas comment, tu n’as jamais parlé cette langue mais tu les comprends. Tu t’éloignes, la forêt est intense. Dense. Tu pénètres et tu penses que tu n’en sortiras jamais. Elle est colorée, de couleurs que tu n’avais jamais vues, de couleurs qui réchauffent quelque chose au fond de toi. Non, ce n’est pas ton âme. L’âme n’existe pas. Mais tu la sens, pas vrai ? Cette chaleur réconfortante. Oui, et partout des animaux qui surgissent, qui s’éloignent, reviennent, te reniflent, ta peau se couvre d’une nouvelle muqueuse, tu te transformes. Doucement, tu te métamorphoses. Comme on est bien. Comme on est beaux. Tu bois l’eau des feuilles habillées comme des vases. Oh comme il est loin le triste monde, comme ils sont oubliés les jours gris. Il pleut de nouveau et tu as un parapluie en main. Tu l’ouvres. Et tu t’envoles. Tu survoles le vaste monde, à peine au-dessus, tes pieds effleurent le toit des forêts de Sumatra. Un condor, les ailes immenses. C’est toi. Les vallées de l’Amazonie. Les plaines qui bordent le Mékong, sur des vieilles embarcations en bois. Comme le monde est somptueux de là. Comme il est silencieux. Vierge. Immaculé. C’est le premier matin du monde. Tu n’as pas encore quitté le premier matin du monde. Et soudain la ville apparait. Il n’y a plus de métro, plus de voiture, tout ça n’existe plus. Tu avances, tu es légère. Oh oui, tu sais, cette légèreté que les gens ont parfois. Les trottoirs sont tapissés de marshmallows, les pieds s’enfoncent et puis tu bondis, 5 ou 6 mètres. Ou plus. Tu veux bondir plus ? Vingt mètres. Oh la vaste ville. Et au fond des hangars aux briques nues, par-dessus les terrasses, tu danses. La rumba congolaise. Une deux trois. Il y a l’odeur de cigare parfumé. Tu veux fumer ? Tire un coup. C’est parfumé, c’est léger, il ne restera rien dans les poumons. Rien ! Je te le promets ! Quelle vie ce sera. Quatre cinq six. Maintenant c’est le pasodoble, c’est le tango argentin. Tu ondules, tes talons loin derrière toi, la croupe cambrée. La salle entière te désire. Tu es si charnelle, si frissonnante. La salle est pleine de femmes aux robes longues qui dansent, s’emportent au vent et ne retombent jamais, une deux trois. Et des hommes, des longs cheveux sombres qui retombent sur les épaules. Quatre cinq six. Tu fermes les yeux, il y a une main posée à la naissance de tes fesses, une main ferme et timide, elle n’ose pas descendre, pas encore. Et puis tu ouvres les yeux. Tu es sous un manguier. Tu tends une main et le fruit se décroche, juteux, qui porte encore en lui la sagesse de tous les arbres. Tu manges la mangue alors qu’elle suce encore la sève de l’arbre, qu’elle aspire l’énergie qui les fait vivre mille ans. Tu ouvres les maracujas, les grains comme du miel. Oh l’orgie de fruits. Jamais tu n’as rien gouté avant ce premier matin. Rien. Et l’odeur des baobabs, des acacias et l’odeur obsédante du vent et du tiaré et l’odeur inoubliable de la vanille et l’odeur fraîche du premier matin, l’odeur du vaste monde qui tourbillonne tout autour de toi. Tu sens tout cela, n’est-ce pas ? Devant toi l’océan et tu plonges et oh mon dieu ! N’aie pas peur. C’est une extase ! Tu flottes, tu replonges, ton corps bouge sous l’eau, seule dans les vastes océans, seule au milieu des baleines qui paradent, des galères qui se balancent et des pieuvres comme des chefs d’œuvre. Quelle sensation ! Quelle étrange sensation n’est-ce pas, que celle de se sentir en vie ? C’est la première fois. Tu souris, je vois que tu souris, tu commences à l’aimer ce premier matin, pas vrai ? Et la délicatesse du monde et la fièvre qui te prend, qui t’enivre. Tu bois du vin, l’amphore qui passe de main en main et les gens chantent. Va-s-y bois. N’aie pas peur. Bois autant que tu veux. Et ris. Vis. Demain n’existe pas. Demain n’existera plus jamais. Demain tu seras fraiche et neuve, demain c’est de nouveau le premier matin du monde.

Tu la sens encore cette main contre toi ? Tu la sens, n’est-ce pas ? Elle descend un peu maintenant, elle est moins timide. Elle coule vers tes fesses, doucement. Toujours aussi ferme. Et une autre main apparait, elle se glisse contre ton cou, elle remonte le long de ton oreille. Un doigt derrière ton oreille, une autre contre le lobe épais comme un coussin. Les lèvres s’approchent. Elles ne te touchent pas encore, mais tu sens leur présence, tu sens cette haleine chaude. Si vivante ! C’est insoutenable d’être tellement en vie, de ressentir tout cela pour la première fois. Et les lèvres qui se rapprochent et les mains qui se contractent, fermes, tenues, tu es au bord de la rupture, tu vas te disloquer, encore un instant, une seule seconde et bientôt tout explosera et ce sera le premier matin du monde. Une seconde. Une seconde. Une secon…

Et alors leurs lèvres se croisèrent. Elle avait les yeux fermés, les lèvres tendues, dans un frisson qui la traversait et ne la quittait plus, un long frisson qui s’éternisait et lui secouait le corps de tous côtés.

Elle ne bougea pas. Elle était encore pleine du premier matin du monde et de mangue sur les lèvres quand il s’éloigna.

Elle ouvrit les yeux. Il l’observait distraitement, son verre de whisky en main, debout, au coin du bar.

– T’as dépassé les 3 minutes accordées, je crois.
– Personne ne s’est plaint.
– Hors délai c’est hors délai.

Elle se leva, enfila sa veste et paya au comptoir.

Puis elle revint vers lui.

– Tu en as charmé combien comme ça ?
– Et si je te disais que c’était la première fois ?

Il baissa la tête, il lui parlait sans la regarder. Avec ce visage timide et gracieux qui maintenant l’horripilait.

– Tu as aimé le premier matin du monde ?
– Je n’y ai pas cru une seconde.

Et elle s’éloigna sans regarder derrière elle.
Pourtant dieu sait si elle avait gouté au premier matin du monde. Dieu sait si bien des années plus tard elle repensera à ces quelque 3 minutes où elle se sentit possédée par les mots jusqu’à l’obsession. Mais il y avait quelque chose de trop effrayant à perdre le contrôle. 

Finalement, à 35 ans, elle épousa un bègue, loin des premiers matins du monde.

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