Lisbonne – Mouscron (Rome)
Tu le sais cher mon lecteur, la littérature, cela prend du temps. Je ne te parle pas tellement du temps de création, je te parle du parcours d’un roman une fois que la bête est lachée. Le roman quand il est publié il se libère enfin de toi et il s’échappe, tu n’as plus aucun contrôle sur lui désormais. Et bien souvent il s’échappe en marchant, s’arrête dans les chaumières, se pose au coin du feu, demande une couche pour la nuit, reste quelques jours si le gite est confortable. Et puis il reprend la route, jamais pressé. Un livre, ça ne se hâte jamais. Et puis parfois il s’arrête chez des gens qui l’apprécient beaucoup et font venir des amis pour le rencontrer. Et puis il y a ceux qui veulent hurler sur tous les toits qu’ils ont rencontré un nouveau livre formidable. Alors tu entends dire que « tes » ânes barbus ont reçu le Prix de la Roquette. A Arles. Tiens, il s’est égaré jusque là-bas, déjà. C’est beau Arles, la nuit. Puis les semaines passent, tu perds toute trace de ton roman. Et on t’invite à venir le retrouver, à Chambéry, quelques jours. Il a séduit, on le fête. L’écho porte loin, dans toute la vallée. Et puis tu repars à Lisbonne et il continue sa route, tu jettes un oeil de temps en temps sur le web, pour voir s’il ne donne pas signe de vie. L’écho de Chambéry porte si loin, que c’est à Mouscron qu’on m’invite, des mois plus tard, pour partager un nouveau moment avec tes ânes barbus.
Voilà comment je suis arrivé à Mouscron. C’était le 26 janvier. Je n’étais plus revenu en Belgique depuis des mois, je n’avais pas revu son ciel pesant depuis des lustres. Et je débarque enfin pour des retrouvailles avec mes ânes barbus. C’est étrange d’être invité 3 jours pour parler d’un roman écrit il y a plus de 4 ans. Nous avons tous les deux changé, nous avons évolué, suivi d’autres routes. Son écho est différent désormais, il a été primé, plusieurs fois, loin de moi et puis surtout l’actualité l’éclaire sans cesse différemment et le fait sans cesse revenir dans les mémoires de ses lecteurs. Moi aussi j’ai changé. C’est étrange mais c’est réconfortant de le retrouver. Je suis arrivé à Mouscron, il gelait et un vent des plaines de glace te traversait le corps de part en part. On s’est installé dans les bibliothèques et pendant que les élèves replongeaient dans leurs notes pour trouver une question, je replongeais dans le roman, je retrouvais les odeurs de ma chambre à Rome, là où tout a été écrit, je retrouvais le soleil de juin, l’odeur des rues colorées, le son des langues italiennes et les questions arrivaient, lentement et je replongeais dans ces après-midis passés à écrire, est-ce que Jack c’est un vrai personnage ? ils me demandent. Je cherche une voix, je cherche ma voix, je leur réponds sans rien leur dire, je ne pense pas qu’ils le remarquent, je m’immerge en douceur, j’entends la musique des rues de Kaboul, je revois enfin Jack, Bilkis, Noor, les jumeaux, les classes s’enchainent autour de moi, j’ai pratiquement retrouvé ma voix, la voix qui m’a porté pendant un mois, un mois court et intense où j’ai tout écrit, deux élèves me présentent leur interprétation du roman : c’est une toile blanche sur laquelle est collée une photo étrange et hypnotique, un temps de pose assez long pour que la femme voilée baisse la tête sur le côté puis la relève, droite, fière. Un corps avec deux têtes, un flou envoutant et une émotion intense. Jack est réapparu, elle est à côté de moi. Mes mots ne seront plus vides, ils ont retrouvé un sens. Je suis prêt.
Le festival s’étend dans toute la région, le soir je mange avec Olivia et Daniela venues de Chambéry, mais aussi avec Michel Moutot et Valérie Perrin, deux des cinq auteurs invités, nous sommes à la bilbiothèque d’Estaimpuis, puis il y a une rencontre devant une dizaine de personnes, avec des lectures poignantes des extraits de roman par une troupe de théâtre. Je regarde autour de moi et je suis de retour à Rome, le soir, au diner, je parle avec les doctorants, ils écoutent distraitement les questions que je me pose sur le roman, sur sa légitimité, sur sa construction, je me lève chaque matin et j’écris ce qui deviendra les ânes barbus, sans me relire, sans me retourner, j’avance et puis je sors marcher et m’étendre dans les parcs de la Villa Borghese. Et je reprends conscience 4 ans plus tard, face à ces gens qui écoutent des extraits du roman et qui m’écoutent parler des ânes mais aussi du monde, de ma vision biaisée, parcellaire, tronquée, du monde. Je me redresse, je passe une main dans ma nuque et je vois ces yeux qui m’observent, qui ne bougent pas, les gens sont assis et ils ne bougent pas, ils écoutent et ne scillent pas. Je fais une pause et je les regarde. Ils attendent que je reprenne. Je cours dans les rues de Rome, c’est le dernier soir de mon séjour, je viens de terminer d’écrire le manuscrit des ânes barbus, je suis ivre et je cours sans raison en travers des places, je bois aux fontaines et je me réveille à l’aurore, assis contre un mur via del corso. Et je reprends la parole.
Après c’est un florilège de rencontres, de repas, de partage, d’organisation extrêmement huilée, d’échanges chaleureux. Trois jours de fêtes.
Et puis avant l’ultime rencontre, Stéphanie Dewitte – on s’était rencontré il y a plusieurs années en faisant de la figuration – est venue me voir pour savoir si je pouvais porter un des noeuds papillon qu’elle crée. Elle a apporté plusieurs modèles. Je choisis et elle me l’accroche au cou. Tout est différent désormais. On ne m’a jamais parlé de la persévérance mais on me l’a enseignée. Aujourd’hui, la persévérance m’a amené sur cette scène, devant une trentaine de personnes à la bilbiothèque de Dottignies. Aujourd’hui on me tend un micro pour me demander pourquoi la violence est-elle tellement prégnante dans ce roman et devant moi il y a Carine, Noémie, Christiane, Marie-Paule, Claude, Isabelle, Emeline, toute l’organisation de la bilbiothèque, il y a mes parents, il y a tous les amis qui ont cru qu’un jour la persévérance paierait, il y a tous ceux qui y ont moins cru, il y a tous ceux qui s’en foutaient pas mal, ils sont tous là, avec moi, autour de moi, les doutes, les tergiversations, les désespoirs, ils sont là, ramassés dans un coin, ils se cachent. Je lève le micro et j’explique comme Alexandre Civico et Michel Serfati, les deux derniers auteurs invités, que je ne vois pas comment faire fi de la violence, qui est partout. Et je continue. Stéphanie me laisse le noeud papillon. Et je laisse Jack à Mouscron. On se reverra sans doute ailleurs, plus tard.
La littérature prend du temps. Comme tout, au fond. Je quitte Mouscron plein de reconnaissance, peut-être soulagé que ça se termine, parce qu’on s’habitue trop vite au confort de cette vie-là.
A bientôt sur les routes cher mon lecteur