Les éditions Diagonale sont mortes. Vive l’Iran!
Je vais écrire cet article à l’encontre de toutes les règles enseignées à l’université de journalisme, dans tous les workshops pour apprentis écrivains et complètement à rebours du temps moyen que tu passes sur chaque page de ce site cher mon lecteur (17 sec, soit tu scannes à la vitesse de l’éclair, soit tu t’endors entre deux clics). Mais j’ai envie de t’écrire un pavé (et ce, malgré mon majeur droit cisaillé sans avertissement par une mandoline agressive). Et il faudra aller jusqu’au bout pour comprendre ce titre énigmatique.
La vie et la mort des maisons d’édition belges
C’est la fin de Diagonale. RIP. Sans doute que tu ne t’en es pas rendu compte, que tu n’as lu qu’un seul de leurs romans (il y en a eu 8 au total) et donc que la nouvelle ne t’émeut pas. Tu n’as pas de cœur cher mon lecteur. Nées en grandes pompes sous les projecteurs de la RTBF (je te conseille cette archive : pour mon visage glabre, pour le jeune retraité François de Brigode et surtout parce qu’on comprend plus ou moins tout ce qu’il dit), les éditions namuroises auront vécu de 2015 à 2024.
En mars 2014, mon père (qui regarde beaucoup la télé, ça a ses avantages) m’envoie un message : J’ai vu sur la RTBF qu’il y a une nouvelle maison d’édition à la FLB en ce moment. Je prends mon petit baluchon et je descends jusqu’à Tours et taxis.. A l’époque elles ne pensent publier que des premiers romans. Je leur envoie le manuscrit et fin aout 2014, elles me demandent de les retrouver Chapitre, à Namur. On parle de littérature (c’était il y a 10 ans, j’ai l’impression que je n’avais encore rien lu, que je ne savais rien) et de leur décision de publier le manuscrit. Début 2015, elles lancent leur offensive avec la présentation de leur premier roman au dernier étage du Bonnefooie à Bruxelles. Je suis là, dans le public, tétanisé. A l’époque, je suis au bord de la désocialisation, empêtré dans une dépression dont je ne sais rien. Les autres me font peur. Le vaste monde me fait peur. Et l’idée de me retrouver quelques semaines plus tard dans la même situation que Damien Desamory (La vie en ville), ça me tord les boyaux. Je pars après 20 minutes.
En février 2015, j’annonce du bout des lèvres (à qui ? Je ne fréquente plus personne) que je serai présent à la foire du livre de Bruxelles tout le week-end. Et je ne dis rien sur l’entretien qui a lieu le samedi matin sur la grande scène centrale. Ou plutôt, j’interdis à ma mère et à ma femme de venir. Je ne dors pas les nuits qui précèdent. Sur scène, je regarde dans le vide, je réponds aux questions sans trop savoir si c’est bien à moi qu’on les pose. Tout me semble un peu lunaire. Un type écrira sur une critique en ligne de mon roman qu’il a rencontré l’auteur à la foire du livre et qu’il l’a trouvé très antipathique, imbu de lui-même et au fond, désagréable. Eh bien non, j’avais juste peur.
Si tu veux percer, il va falloir t’investir beaucoup plus, tu abandonnes tes ambitions ?
Les éditrices
Dans les mois qui suivent, je vis un divorce désastreux et en octobre, je décide de partir travailler à Lisbonne. Dans un mail féroce, les éditrices me reprochent alors de fuir, d’abandonner le navire. Et profitent de l’occasion pour revenir sur les débuts selon elles ratés du roman à la foire du Livre, parce que, en gros, je n’avais invité personne. Ce que je peux en dire, 10 ans plus tard, c’est qu’un livre mène sa propre vie, une vie exceptionnelle (même en 2025, 10 ans plus tard, son voyage est loin d’être terminé, tu le crois cramoisi dans un tiroir, eh bien, non ! Il fait du backpacking dans le monde : teasing de ouf !)
En 2016 le roman est désigné lauréat à Arles puis à Chambéry, lors du festival du premier roman, ce qui fera naitre chez moi des envies de rockstar et me donnera l’impression de muer et de devenir cet animal un peu farouche : mi homme mi écrivain. En attendant, les éditions Diagonale continuent de rêver haut et en couleur, elles pensent à une adaptation cinématographique du roman, à une traduction en italien et même à une édition chez Babel (format poche de Actes Sud).
De mon côté je leur envoie les manuscrits que je continue d’écrire (et que je leur envoie en dernier recours, je leur en veux de ce mail plein d’aigreur de septembre 2015, alors que je commençais seulement à reprendre vie. Elles ont aussi peu de cœur que toi cher mon lecteur). Elles accusent réception et ne donnent jamais suite. Quelque chose s’émousse chez elle. Moins elles publient, moins elles reçoivent de manuscrit, je ne comprends pas comment c’est possible de m’ignorer pendant des mois, de ne pas avoir le courage de me dire simplement : ton manuscrit est nul, non merci. Nous ne sommes pas étrangers.
Et si je devenais Diagonale ?
En 2022, après plusieurs années sans nouveauté, elles publient deux nouveaux romans, à un mois d’intervalle. C’est la période Covid, il n’y a pas de lancement officiel ni publique. Ce sont des sorties en catimini. Et les promesses grandioses pour les ânes barbus semblent abandonnées. Ont-elles été oubliées ? Je ne sais pas. Je les relance. Elles font trainer puis me disent « Les projets n’ont pas abouti ». Et puis presque plus rien.
Il y a juste la comptable qui m’écrit une fois par an pour me demander si mon RIB n’a pas changé, elle a encore des droits d’auteur à me verser (je pourrais m’en émouvoir, mais je sais qu’après 2020, 98% de mes droits d’auteur sont dûs à la distribution frénétique du roman par ma mère – d’ailleurs presque tous achetés via la librairie de Marche en Famenne, Livre’s). Les interactions avec Diagonale sont réduites au minimum.
Jusqu’à un mail lapidaire en avril 2024. Elles cessent leurs activités. Je demande si je peux racheter mon stock de romans. Il faut presque 5 mois pour avoir une réponse. En attendant, je sonde autour de moi, pourquoi ne pas reprendre les éditions Diagonale ? Pas le catalogue mais la structure. On utiliserait leur carnet d’adresse, les liens noués depuis des années dans le microcosme littéraire francophone. Je contacterais les auteurs que je connais et dont la maison d’édition a également mis la clé sous la paillasson, comme OnLit, à Bruxelles. Je ne peux pas croire qu’il n’y a pas la place en Wallonie ou à Bruxelles pour une maison d’édition générale ambitieuse. Y a bien des gens qui lisent dans ce coin là de l’univers ! On regroupe des compétences, on monte un projet, on fait une offre, on serait 5 à se lancer ensemble. Évidemment ça se casserait éventuellement la gueule. Mais on aurait été enthousiaste, au moins au début, on aurait créé des ponts, on y aurait cru, on aurait fait vibrer la littérature au fond des tavernes et des brasseries, on aurait donné à Diagonale ce qu’il lui manquait sans doute un peu, de la chaleur.
On célèbre les 10 ans à Téhéran ?
Finalement, il y a quelques jours, un nouveau mail : la cessation d’activité prend effet au 31 décembre 2024. Je récupère alors l’entièreté de mes droits sur le roman des ânes barbus. Et dans la foulée elles rejettent notre offre de reprise. Elles préfèrent que Diagonale meure avec elles. Rien ne leur survivra. (Elles justifient ça de manière étrange en évoquant des investissements beaucoup trop importants nécessaires à un développement en France, ce qui n’a jamais évoqué ça. Bref.) L’histoire se termine. Le cordon ombilical qui me reliait à la matrice namuroise depuis 2015 est donc officiellement coupé.
C’est fini ?
Absolument pas.
Pratiquement au même moment, je reçois un mail de Sogol, une Iranienne qui a traduit en persan les ânes barbus. Quand elle me demande si son éditeur doit prendre contact avec qui que ce soit pour le rachat des droits, je lui dis non. C’est moi. Moi seul qui détiens les droits du roman. Alors allons-y.
Et donc aujourd’hui, le roman Quand les ânes de la colline sont devenus barbus version Sogol est entre les mains de l’Ershad, l’organe officiel du régime iranien chargé des censures. Ils s’occupent donc du Hezbollah, d’acquérir l’arme nucléaire, de mener la vie dure à Israël, de chasser les femmes sans voile et quand ils ont terminé ça, ils lisent quelques pages de Jackie et de son âne et de son père. C’est terriblement excitant. Et exactement 10 ans après sa naissance, il est possible que le roman commence une nouvelle vie en Iran. Et que je me rende à Téhéran pour voir un peu à quoi elle ressemble cette vie de bohème.
Un roman c’est un objet qui ne fait que se démultiplier.
Il n’y a jamais de fin. Il n’y a que des opportunités.
Je n’aurais jamais cru tout ça possible, alors que je tremblais en attendant de monter sur la scène de la foire du livre de Bruxelles, le samedi 27 février 2015. Il était 9h57. Et la vie me paraissait étroite et misérable.
A bientôt cher mon lecteur