Mon texte feel-good : Le cadeau
Je t’en parlais il y a quelques jours cher mon lecteur, je me suis essayé à un exercice inédit : écrit un très très court feel-good (une demande de Short Edition). C’est comme de demander à Johnny de faire du reggae ou à David Foenkinos d’écrire du fantasy horrifique. Et après tout, pourquoi pas ? Alors, le voici, tu me diras ce que tu en penses.

Patrice Mac Carron avait 53 ans et une vie de comptable en tout point semblable à ce qu’on peut s’imaginer d’une vie de comptable. Pour parfaitement comprendre la vie de Patrice Mac Carron, il faut ajouter qu’il était célibataire, n’ayant jamais ressenti le besoin de se rapprocher intimement de qui que ce soit. Il n’avait pas d’enfants, et ses parents étaient décédés le jour de ses 28 ans, le 2 février 2002, une date « de comptable » (c’est ce que ses collègues dirent à son retour une semaine plus tard, en lui tapant sur l’épaule alors qu’il se rendait aux toilettes à côté de la machine à café).
Patrice Mac Carron vivait dans un appartement fonctionnel de la rue Tête d’Or, seul. Il n’y recevait jamais personne hormis sa sœur Béatrice, une fois par an. Sa sœur refusait de l’abandonner. Elle se dégageait une journée par an pour venir visiter son frère. Le rendez-vous était souvent fixé des semaines à l’avance parce que Patrice aimait « se faire à l’idée » d’une visite.
Béatrice s’est présentée le 4 octobre 2024 à l’appartement. Il était 8h59. Elle a frotté ses mains ; la nervosité la faisait transpirer légèrement. Elle ne savait jamais si son frère dormait debout derrière la porte comme les chevaux ou s’il avait découvert un moyen sophistiqué de se déplacer à la vitesse de la lumière, mais il ouvrait toujours la porte alors qu’elle venait à peine de toucher le bouton de la sonnette.
— Béatrice, bonjour, dit-il en se dégageant pour la laisser entrer.
Béatrice pressait ses mains l’une contre l’autre.
Patrice s’est retourné et l’a regardée, surpris.
— Eh bien, qu’est-ce qui se passe ? Entre donc !
Béatrice prit une inspiration, puis les mots se mirent à sortir doucement.
— Je ne peux pas rester, Patrice. En réalité, je ne pourrai plus venir pendant un moment. J’ai rencontré un homme et… et… nous partons vivre en Martinique.
Patrice avait remis ses mains dans ses poches. Il regardait sa sœur d’un air entendu. Il savait que ce jour arriverait, le jour où sa sœur, trop romantique, trop volage, incapable de se fixer, finirait par disparaître de sa vie également.
Il secoua mollement la tête, ne trouvant rien à dire.
— Mais tu ne peux pas rester seul. Je ne veux pas que tu restes seul, ajouta-t-elle.
— Allons bon, tu veux me marier de force ?
— Non, non, je ne ferai pas ça.
Elle tendit un bras vers la droite, hors du champ de vision de Patrice, se pencha légèrement, puis revint au milieu du cadre de la porte avec un chien dans les bras.
— Je peux t’offrir le meilleur compagnon possible.
Elle s’avança, tendit le chiot vers Patrice, embrassa son frère sur la joue et sortit sans lui laisser le temps de répondre.
Patrice portait le chien sans vraiment s’en rendre compte. Il n’avait jamais imaginé sa vie avec qui que ce soit, encore moins avec un chien. Il tourna plusieurs fois sur lui-même.
Pourquoi m’en veut-elle ?, se demanda-t-il. Elle part à l’autre bout du monde et elle veut que j’en souffre ?
Le chien agita sa queue, puis lécha la joue recouverte d’une barbe coupante. Patrice poussa un cri, lâcha le chien et se frotta la joue longuement.
Au bout d’une heure, déboussolé, il trouva le sac de croquettes et la laisse que sa sœur avait laissés à côté de l’entrée et décida d’abandonner le chien. Il marcherait jusqu’au bois de la Serre avec lui, puis le donnerait à un promeneur ou, si personne n’en voulait, l’attacherait à un arbre et appellerait anonymement la SPA en rentrant chez lui.
Malgré l’humeur maussade de Patrice, le chien débordait de joie ; il aboyait, jappait, tournait cinq fois sur lui-même, balançait sa queue sur les jambes de Patrice, faisait le tour de son nouveau propriétaire, le poussait du museau pour lui faire presser le pas, et alors ses jambes se retrouvaient emmêlées dans les cordes de la laisse, ce qui ne faisait qu’accentuer sa colère froide. Et le chien lui tournait autour de plus belle, lui léchant la main et courant en zigzag d’un côté à l’autre du trottoir.
À l’entrée d’un sous-bois, le jeune chien s’arrêta net. Son immobilisme soudain surprit Patrice qui l’observa à distance, prêt à laisser tomber la laisse. Le chien s’avança sous un hêtre et se mit à creuser. Patrice se tenait à l’extrémité de la corde, méfiant. Puis il releva enfin le museau avec quelque chose entre les dents. Il revint vers Patrice, resta un moment à ses pieds, puis, quand il baissa finalement la main, laissa tomber l’objet plein de terre. C’était une bague, une bague ancienne. À partir de cet instant, c’est le chien qui guida Patrice, et non plus l’inverse.
Ils regagnèrent la ville et, au milieu d’un parc, le chien s’immobilisa de nouveau. Le manège est identique, se dit Patrice. Le chien creusa, dégagea un objet, puis le déposa dans la main de son maître.
Patrice n’avait pas fini d’analyser l’objet, qui ressemblait à une petite voiture de collection, que le chien repartit, tirant férocement sur sa laisse. Patrice se retrouvait à marcher dans un arrondissement de Lyon qu’il ne connaissait pas. Il observait l’architecture. Non, décidément, il n’était jamais passé par ici.
Le chien s’assit au milieu du trottoir et se mit à aboyer avec une régularité étrange, comme une sirène d’alarme. Patrice fut d’abord déconcerté puis, après un moment, chercha à le faire taire. Il s’apprêtait à le frapper pour qu’il n’ameute pas tout le quartier, ne voyant plus quoi faire d’autre, quand la porte de la maison en face de laquelle ils s’étaient arrêtés s’ouvrit. Une vieille femme affichait une grimace sévère. Le chien stoppa immédiatement ses aboiements.
— Eh bien, qu’est-ce que c’est que ce tintamarre ?
Patrice ne savait pas quoi faire.
— Je suis désolé, vraiment. Je ne sais… Je… Je ne connais pas ce chien. Je ne sais pas ce qu’il veut, ce qu’il me veut. Je ne connais pas les chiens mais celui-ci a l’air étrange.
— Maîtrisez-le donc, cet animal. C’est infernal.
— Pardon… Pardon…
Patrice fouilla ses poches pour récupérer le collier que sa sœur lui avait donné. Il allait abandonner ce chien ici, tout de suite. Et en fouillant ses poches, la bague tomba au sol.
La vieille femme n’y prêta pas attention et retourna chez elle. Le chien recommença à aboyer. Elle se tourna avec son air renfrogné, mais le chien était déjà devant elle, la queue battante.
Elle prit la bague qu’il avait entre les dents. Elle l’analysa un instant puis ses yeux devinrent immenses.
— Oh mon dieu… Mon dieu… Quinze ans que je l’ai perdue… Quinze ans que je cherchais cette bague de mariage. Oh, vous savez, j’y tenais comme à la prunelle de mes yeux, surtout après la disparition de mon mari. C’est le ciel qui vous envoie…
La vieille femme caressa la tête du chien.
— Mais entrez donc, que je vous offre quelque chose. Oh mon dieu, c’est un miracle.
Elle se retourna puis dit d’un air enjoué :
— Je m’appelle Madeleine.
— Patrice… Patrice… Enchanté.
Patrice sourit et entra dans la maison. Diable, quel genre de chien est-ce là ?, se demanda-t-il en passant devant lui. Madeleine avait déjà préparé des biscuits, une petite prune et la théière. Elle parlait comme un petit pinson, folle de joie, légère, guillerette, un peu émue.
Il y avait si longtemps que Patrice n’avait pas entendu quelqu’un lui dire des choses vraies, des choses simples et vraies. Sans aucun chiffre.
Il passa ses mains dans ses poches et sentit la petite voiture de collection. En sortant de chez Madeleine, il laisserait le chien le guider à nouveau. Il se doutait qu’il y aurait d’autres cris de joie, d’autres émotions, d’autres moments vrais. Quel chien étrange vraiment. Il s’imaginait déjà passer d’un arrondissement à l’autre avec de plus en plus de gens qui le reconnaîtraient, qui seraient toujours heureux de les voir là, eux deux, les distributeurs de bonheur.
Il tira sur la laisse tout en écoutant Madeleine, fit asseoir le chien à ses pieds et se mit à lui caresser longuement les oreilles.
Je ne serai plus jamais seul, elle avait raison, Béatrice, se dit Patrice. Et son petit cœur se serra un peu plus fort.